EMMANUELLE GALL
SUZANNE LACASCADE 2024
1924 : Suzanne Lacascade publie Claire-Solange, âme africaine aux éditions Eugène Figuière. Le roman, largement commenté dans la presse, reçoit le prix Montyon de l’Académie française.
2024 : Claire-Solange a cent ans. Suzanne Lacascade est inconnue au panthéon des belles-lettres. Femme, Antillaise et mulâtresse : trop de handicaps, sans doute, aux yeux de l'histoire littéraire. Claire-Solange, âme africaine aurait sans doute définitivement sombré dans l’oubli si Maryse Condé ne l’avait pas étudié et enseigné dans les années 1970. Trente ans plus tard, dans la mouvance des cultural studies, plusieurs chercheuses anglophones et francophones ont pris le relais. Elles manifestent un intérêt renouvelé pour Suzanne Lacascade et l’associent à Paulette Nardal ainsi qu’à Suzanne Roussi Césaire, dans une relecture genrée de la négritude. De leur point de vue, Claire-Solange, âme africaine apparaît d’autant plus original et fondateur qu’il précède d’une dizaine d’années les premiers cris et écrits de la négritude.
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Suzanne Lacascade était la sœur de mon arrière-grand-père. Née en 1884, elle ne s’est jamais mariée et n’a pas eu d’enfant. À sa mort en 1966, elle n’a laissé d’autre héritage que son roman et une étrange poupée créole de cuir. Ma grand-mère m’a confié cette poupée lorsque j’étais enfant, avec des mots que je n’ai jamais oubliés : "Attention, elle est très ancienne et fragile, pas question de jouer avec ! Un jour, tu la donneras à un musée….
J’ai dix ans, peut-être un peu moins, car je joue encore à la poupée. J’ouvre la boîte : quelle étrange créature ! Dans mon souvenir, je la trouve effrayante et laide. Parisienne, élevée dans l’ignorance de mes origines, je joue avec des poupées Barbies blondes que j’aime habiller avec les vêtements cousus par ma grand-mère. Nous rangeons la poupée dans sa boite puis dans le haut placard du salon qui ferme avec une grosse clé.
Pendant les années qui suivent, nous ne parlons jamais de la poupée, mais je ressens parfois le besoin de vérifier qu’elle est toujours là, que rien ne manque. À l’abri des regards, je la contemple, puis la range. Je suis devenue la gardienne de la poupée. Et je crois que l’inverse est aussi vrai.
J’ai 21 ans. Inscrite en maîtrise de lettres classiques à la Sorbonne, je choisis un certificat optionnel de littérature antillaise. Le département est dirigé par Régis Antoine et nous sommes une poignée d’étudiants, antillais et haïtiens pour la plupart.
Lors du premier cours, consacré aux sources de la négritude, le professeur évoque Claire-Solange, âme africaine de Suzanne Lacascade, "publié en 1924, quinze ans avant le Cahier d’un retour au pays natal". Je passe une partie du cours à tourner et retourner ce nom dans ma tête : c’est le nom de jeune fille de ma grand-mère. Tout à coup, me reviennent en mémoire des bribes d’ "Adieu foulards, adieu madras…" qu’elle chantait quand j’étais petite. En sortant de cours, je questionne ma mère : avons-nous un lien de parenté avec cette Suzanne Lacascade ? Elle était en effet la tante de ma grand-mère, son livre se trouve dans la bibliothèque du salon : "c’est un petit roman à l’eau de rose"…
Je reproche à ma mère son manque de clairvoyance et retourne en cours la semaine suivante, triomphante. Quand j’annonce au professeur mon lien de parenté avec Suzanne Lacascade, il me conseille d’écrire un article, "parce qu’on ne sait rien d’elle", précise-t-il.
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C’est mon héritage. Trésor ou fardeau ? J’ai reçu deux objets, issus d’une culture que l’on ne m’a pas transmise. Lorsque j’ai questionné les membres de la famille au sujet de nos ancêtres, je me suis le plus souvent heurtée à un silence gêné. Déni, ignorance ? Depuis trente ans, je n’ai pas cessé de questionner la notion de trans-mission. Une mission qui traverserait les générations ? Avec le sentiment d’avoir été désignée par mes ancêtres pour porter la mémoire familiale, j’ai parfois considéré ce double héritage comme un poids. Jusqu’à ce qu’il devienne un jeu… prenant au mot l’injonction de ma grand-mère.
J’ai longuement enquêté sur cette poupée, étudié le roman de Suzanne Lacascade, retracé l’histoire de sa famille, une famille mulâtre à la fois guadeloupéenne et martiniquaise, observé le processus d’assimilation qui a entrainé l’oubli…
Aujourd’hui, je souhaite transmettre le fruit de mes recherches sous toutes les formes possibles : conférences, lectures, expositions...