EMMANUELLE GALL

J’ai huit ou neuf ans, peut-être dix. Ma grand-mère me tend une boîte en carton fanée : "C’est un cadeau de la part des vieilles tantes". À l’intérieur, enveloppée dans du papier de soie, gît une poupée antillaise de cuir brun. J’examine la créature avec effroi, décontenancée par son apparence. Son costume créole ne signifie rien pour moi, son épiderme m’inspire un mélange de surprise et de dégoût. Ma grand-mère poursuit : « Attention, elle est ancienne et très fragile ! Il n’est pas question de jouer avec ! Un jour, tu la donneras à un musée… ».
Je suis devenue la gardienne de la poupée. Et je crois que l’inverse est aussi vrai. Au fil de mes expériences et réflexions, les questions se sont multipliées. Qui a bien pu fabriquer une telle créature ? Que représente-t-elle ? Une riche créole, une esclave en habit du dimanche ? Pourquoi, depuis ce don, ma vie est-elle jalonnée d’actes ou de lapsus qui me relient à mes ancêtres ? Pourquoi, chaque fois que j’ai voulu prendre d’autres directions, se sont-elles toujours rappelées à moi ?
J’ai baptisé la poupée EULALIE, en hommage à la première ancêtre connue de ma lignée maternelle. Affranchie en 1835, Eulalie a passé sa vie dans le village de Saint-François avant de mourir en 1876, à la tête d’une famille nombreuse. Et si Eulalie, l’esclave, avait fabriqué cette poupée pour incarner son rêve de liberté et de lactation ? La poupée a la couleur des mulâtres, des enfants d’Eulalie, tiraillés entre leur négritude et leur désir d’intégration.
"La culture n’existe que par les vaincus et la défaite. C’est ce qui produit la culture. Les vainqueurs n’ont encore jamais produit de culture."
Heiner Müller
La collection de Black Dolls de Deborah Neff jouit d’une reconnaissance internationale, on peut voir les quilts d’Harriet Powers, les peintures de Bill Traylor, les poteries de David Drake dans de nombreux musées outre-Atlantique… Contrairement aux États-Unis, où les productions artistiques et/ou artisanales des esclaves afro-américains et de leurs descendants sont conservées et exposées, la France ignore ce champ de l’art. Si le gwoka fait partie du patrimoine culturel immatériel de l’humanité depuis 2014, les témoignages écrits et les images manquent.
Selon Patrick Chamoiseau, dans La Matière de l’absence, "Les maîtres esclavagistes interdisaient toute représentation […]. Et donc, au fil des générations de ces fils modifiés, les tambours, les poteries, les ustensiles, les outils, la porte et les cloisons des cases, la peau et les vêtements demeurèrent vides, sans inscriptions, sans ciselures, sans évocations : la nudité désenchantée hurlante. Nos ancêtres africains avaient dû se mettre à flotter sans même un symbole qui porterait le signe d’une affection refondatrice, d’un passage vers le paisible d’un absolu…". On peut néanmoins imaginer que de nombreuses mères ont passé outre et fabriqué des poupées pour leurs filles, que des femmes et des hommes ont créé, dans leur foyer et pour leur usage, des objets avec d’autres intentions que strictement fonctionnelles. Certains d’entre eux se trouvent peut-être encore dans le sous-sol antillais… Les autres ont disparu, parce que personne n’a songé à les conserver, pas même leurs héritiers. Après l’abolition de l’esclavage et au temps des expositions coloniales, l’État français n’a jamais valorisé ces productions. Interdits puis dévalorisés, les images et artefacts produits par les esclaves et leurs descendants restent à jamais absents du paysage artistique français.
Les représentations coloniales de l’esclavage, elles, ne manquent pas : plans de navires négriers, caricatures racistes, imagerie abolitionniste et/ou compassionnelle… les archives sont pléthoriques et ont recouvert les visions ou témoignages africains puis antillais. Ces mêmes images servent aujourd’hui encore à documenter l’histoire de l’esclavage dans les manuels scolaires et les expositions mémorielles. Ces images qui me hantent, j’ai voulu leur tordre le cou, les "cannibaliser", pour reprendre un mot cher à Suzanne Césaire.
Qu’aurait créé Eulalie, si elle en avait eu le droit et le désir ? L’Atelier d’Eulalie, toujours en chantier, réunit divers projets utopiques, les pièces d’un musée imaginaire.